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  Le jet d’Air Malawi en provenance de Lourenço Marques, en Mozambique, touche terre et roule vers le terminus de l’aéroport de Pretoria. Lorsque la plainte des moteurs s’éteint, on abaisse l’escalier d’accès, les passagers saluent de la tête la charmante hôtesse de l’air africaine et se dirigent vers l’aérogare.

  Le major Thomas Machita suit les autres passagers et, à son tour, il présente à l’officier d’immigration son faux passeport de citoyen du Mozambique.

Le Sud-Africain examine la photo. Il regarde le nom — George Yariko  – et il a un sourire entendu.

— C’est votre troisième voyage à Pretoria ce mois-ci, monsieur Yariko, dit-il en regardant la serviette reliée par une chaînette au poignet de Machita. Les instructions pour votre colonel sont de plus en plus pressantes ces temps-ci.

  Machita fait un geste d’indifférence.

— Si mon ministère des Affaires étrangères ne m’expédie pas à notre consulat de Pretoria, c’est pour m’envoyer à un autre, Dieu sait où. Et, je ne voudrais pas vous faire de peine, cher Monsieur, mais je préférerais aller en mission à Paris ou à Londres.

  L’officier d’immigration lui désigne la sortie.

— J’espère vous revoir bientôt, dit-il avec une courtoisie ironique. Je vous souhaite un agréable séjour.

  Machita sourit de toutes ses dents, traverse le hall pour gagner la station de taxi. De sa main libre, il fait signe à la première voiture. Le chauffeur met en marche. Soudain, avant qu’il ait eu le temps d’approcher de son client, un autre taxi sort de la file, lui coupe la voie et stoppe en dérapant devant Machita, dans une tempête d’injures et de coups d’avertisseurs déchaînée par les chauffeurs qui attendaient sagement leur tour.

  Machita trouve la scène amusante. Il jette la serviette sur le siège arrière et monte.

— Consulat du Mozambique, dit-il au chauffeur débrouillard.

  Celui-ci soulève simplement sa casquette, baisse son drapeau et se lance dans la circulation. Machita se renverse sur le dossier et regarde par la portière. Il se débarrasse de la chaînette qu’il jette dans la serviette. Le consul du Mozambique, sympathisant de la cause de l’A.R.A., permet à Machita et à ses aides d’aller et venir sous le déguisement de courriers diplomatiques. Après avoir goûté le temps qu’il convient les charmes de l’hospitalité du consulat, ils descendent dans un hôtel anonyme et se consacrent tranquillement à leurs travaux d’espionnage.

  Soudain, une sorte d’avertissement se déclenche dans l’esprit de Machita. Il se redresse et regarde autour de lui. Le chauffeur ne prend pas la route du consulat mais la direction du centre commercial de Pretoria.

  Machita tape sur l’épaule du chauffeur.

— Oh, l’ami, il ne faut pas me prendre pour un touriste à qui on en met plein le compteur. Si vous avez l’intention d’être payé, je vous conseille de filer droit à destination.

  Il n’obtient d’autre réponse qu’un haussement d’épaules. Pendant quelques instants, le chauffeur se faufile dans la circulation, avant de s’engager sur la rampe du parking souterrain d’un grand magasin. Machita n’a nul besoin d’un sixième sens pour se savoir pris au piège. Il a soudain la gorge sèche, la langue grosse comme une éponge, et son cœur se met à cogner. Il ouvre doucement sa serviette et en tire un pistolet Mauser 38.

  Au dernier étage du parking, le chauffeur glisse sa voiture dans une place libre, loin de l’entrée du tunnel d’accès, et il coupe le moteur. En se retournant, il touche du nez le canon du pistolet de Machita.

  Le révolutionnaire voit pour la première fois le visage de son chauffeur. La peau sombre et imberbe, les traits sont ceux d’un Indien  – il y en a plus d’un demi-million en Afrique du Sud. Le chauffeur ne trahit pas la crainte qu’escomptait Machita ; il sourit même franchement au contraire.

— Je crois que nous pouvons nous dispenser des scènes dramatiques, Major Machita, dit le chauffeur de taxi. Vous ne courez aucun danger.

  La main de Machita ne bouge pas d’un pouce. Il ne veut pas même tourner la tête pour examiner le garage et la troupe d’hommes armés qui devait l’attendre.

— Quoi qu’il arrive, vous mourrez en même temps que moi, dit-il.

— Vous êtes beaucoup trop nerveux, observe le chauffeur. Idiot, même. Il est très mauvais qu’un homme de votre profession réagisse comme un gamin surpris en train de dévaliser les bocaux d’une confiserie.

— Boucle-la, mon gars, lance Machita. Qu’est-ce que c’est que ce travail ?

— Voilà qu’on retrouve le langage du Noir américain, que vous êtes, monsieur Luke Sampson, de Los Angeles, alias Charley Le Mat, de Chicago, alias Major Thomas Machita, de l’A.R.A., et je ne sais combien d’autres noms.

  Le front de Machita se couvre d’une sueur glacée. Il cherche désespérément à comprendre, à savoir qui est ce chauffeur et comment il se fait qu’il le connaisse si bien.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je m’appelle Yariko, George Yariko.

— Comme il vous plaira, cher monsieur, répond le chauffeur. Cela dit, vous me pardonnerez si je trouve plus commode d’avoir cette conversation avec le major Machita.

— Qui êtes-vous ?

— Pour un spécialiste du renseignement, votre intuition me semble terriblement émoussée. (La voix a pris maintenant un léger accent afrikaans.) Nous nous sommes déjà rencontrés deux fois.

  Machita baisse lentement le canon de son arme.

— Emma ?

— Ah, le brouillard se dissipe.

  Machita pousse un énorme soupir de soulagement et remet son pistolet dans la serviette.

— Comment diable saviez-vous que j’arriverais par cet avion ?

— Ma boule de cristal, fait Emma, qui ne tient visiblement pas à révéler ses petits secrets.

Machita examine d’un œil perçant l’homme assis à la place du chauffeur, les moindres détails du visage, la peau imberbe et sans défauts. Il ne découvre aucun point de ressemblance avec le jardinier et le garçon de café qui se sont présentés sous le nom d’Emma lors de leurs rencontres précédentes.

— J’espérais bien que vous me contacteriez, mais je ne vous attendais pas si tôt.

— J’ai découvert quelque chose qui, je pense, intéressera Hiram Lusana.

— Combien cette fois ? demande sèchement Machita.

— Deux millions de dollars américains, répond Emma sans bégayer.

  Machita fait la grimace.

— Il n’existe pas de renseignement qui vaille ce prix-là.

— Je n’ai pas le temps de discuter, dit Emma en tendant à Machita une petite enveloppe. Voilà un court exposé d’un projet stratégique ultra-secret connu sous le nom d’opération Eglantine. Ces documents révèlent le concept et l’objectif qui inspirent ce plan. Donnez-les à Lusana. Si après les avoir examinés il accepte mon prix, je lui livrerai le plan au grand complet.

  L’enveloppe prend place dans la serviette sur la chaînette de sécurité et le Mauser.

— Cette enveloppe sera remise au général demain soir, promet Machita.

— Parfait. Et maintenant, je vais vous conduire au consulat.

— Autre chose.

  Emma tourne la tête pour regarder le major.

— Le général désire savoir qui a attaqué la ferme des Fawkes, dans le Natal.

Emma fixe méditativement Machita de ses yeux sombres.

— Votre général a un étrange sens de l’humour. Les indices découverts sur place attribuent le massacre à votre aimable A.R.A.

— L’A.R.A. n’y est pour rien. Il nous faut la vérité.

— Très bien, j’essaierai de vous trouver ça.

  Emma engage la marche arrière et sort du garage. Huit minutes plus tard, il dépose Machita devant le consulat du Mozambique.

— Un dernier conseil, Major. Machita passe la tête par la portière.

— Oui, lequel ?

— Un bon agent secret ne prend jamais le premier taxi qui se présente. Prenez toujours le second ou le troisième de la file. C’est le moyen d’éviter des ennuis.

  Sur ce conseil en forme de remontrance, le taxi disparaît dans la circulation de Pretoria, et Machita reste planté sur le trottoir.

 

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